Entretien : Camille Thomas et Julien Brocal. The Chopin project
Article paru dans le magazine Larsen #54 - Septembre 2023
Chopin et Franchomme, piano et violoncelle : ce beau coffret sublime l’histoire d’une amitié que l’amour de la musique nourrissait de ses plus beaux atours. Au programme : des arrangements de Franchomme, mais aussi de Glazounov, Taneyev, Maïsky, et Camille Thomas elle-même. La trilogie fait aussi la fête à ses amitiés musicales en rassemblant 4 générations de violoncellistes, et caresse la frontière des genres avec, en pépite, ce qui est devenu l’ultime enregistrement de Jane Birkin : un arrangement original de Jane B., écrite par Gainsbourg d'après le prélude op. 28 n°4… de Chopin.
Comment est né ce colossal projet ?
C.T. Tout a commencé en 2019, je pourrais dire le jour où je suis allée à Tokyo pour emmener le violoncelle qui m’a été prêté, le Stradivarius Feuermann. Sur le chemin du retour, en faisant une simple recherche j’ai appris qu’il avait été joué par Auguste Franchomme, le meilleur ami de Chopin. C’est là que l’idée est née de faire quelque chose autour d’eux avec cet instrument. Ça me paraissait une évidence, autour de la sonate op. 65 d’abord, que Chopin a dédiée à Franchomme et qu’ils ont co-écrite.
J.B. Au début il n’était pas question d’un triple disque, Camille m’a d’abord proposé de jouer la sonate, qu’on interprétait déjà beaucoup en concert, et quelques transcriptions de nocturnes. Le projet a évolué au cours de ses recherches : elle a trouvé des manuscrits, des choses inédites et des œuvres de Franchomme. Le projet est vite devenu monumental, avec l’ambition de jouer toute la musique écrite de Chopin pour violoncelle et piano, et 2 autres œuvres assez méconnues de ce répertoire, qui sont terriblement difficiles pour le piano, extrêmement virtuoses.
C’est intimidant d’aborder une musique aussi connue, interprétée, enregistrée ?
J.B. C’est pour ça que j’ai d’abord bien réfléchi avant d’accepter (rires). Mais il faut aller du côté du récit : ce qui différencie ce projet d’un autre, c’est qu’une histoire se raconte au fil des pages. On ne se confronte pas à un monument, on le chérit et on le met en valeur. C’est l’histoire d’un instrument unique qui a certainement connu Chopin et joué avec lui. C’est plus enthousiasmant qu’intimidant. C’est aussi très émouvant de jouer dans ce contexte et, en abordant les choses sous l’angle de la simplicité, on peut faire sauter toutes les barrières mentales. Des choses inédites peuvent alors se passer : notamment le fait qu’on ait osé transcrire un mouvement du 1er concerto pour piano et orchestre.
C.T. Ca peut être intimidant. Cette musique est tellement dans le cœur de chacun et les gens la connaissent parfois sans le savoir, mais c’est quelque chose qui me motive et qui décuple mon envie de partager, mon énergie. Ces musiques font partie de notre ADN, de nos souvenirs, ce sont des cadeaux presque divins qui rendent heureux. Leur donner un nouvel accès m’a procuré beaucoup de joie et d’envie, plus que de l’intimidation. Mais c’est vrai qu’à la sortie du coffret, j’ai lu quelque part que c’était un projet « audacieux » … Je n’y avais jamais pensé avant (rires).
J.B. C’est colossal sur un plan commercial aussi : pour un label, sortir un coffret de 3 disques a certainement dû faire peur. Faire le grand écart et pousser l’audace jusqu’à inviter Jane Birkin était colossal aussi de la part de Camille, quand on voit aujourd’hui à quel point tous les mondes sont segmentés. Ce projet dépasse tout ça et embrasse le monde du beau jusqu’à notre époque actuelle.
Il y a beaucoup de collaborations dans ce coffret. C’était une évidence ?
C.T. Le violoncelle est un instrument très sociable : il peut jouer la voix solo mais aussi la basse… c’est vraiment un instrument qui rassemble. C’est aussi ce que j’ai adoré dans ce projet : il y a 11 invités sur le disque, et l’invité principal est Julien mais j’ai eu la chance d’être entourée par beaucoup d’autres. Le point de départ était l’amitié entre Chopin et Franchomme et ce qu’elle a créé de beau et d’éternel. Ça m’a paru évident d’inviter mes « vrais » amis, de ne pas faire de « mariages arrangés » dans les collaborations. Travailler avec Jane Birkin était un honneur aussi, je suis tellement heureuse qu’on ait pu lui rendre cet hommage. L’enregistrement de Jane B. a été fait avec beaucoup d’amour et de respect entre nos différents mondes. Toute l’aventure a été une vraie rencontre de générations et de répertoires.
J.B. Chopin parlait de sa main gauche comme étant « le maitre de chapelle ». C’est la main gauche qui apporte le phrasé, le rythme, encourage le chant, et son souhait était justement d’entendre ce chant de la main droite au violoncelle. Quoi de mieux pour moi que de me mettre au service de ce souhait ! C’était un travail passionnant et j’étais ravi que Camille me le propose, c’était une vraie redécouverte. Elle voulait que ce triple disque soit la quintessence de ses amitiés musicales puisque le disque représente l’amitié entre Chopin et Franchomme, d’où le désir d’y inclure ses professeurs de violoncelle et ses amis pianistes. J’aime cette collaboration parce qu’elle apporte aussi énormément sur le plan humain.
Un moment marquant pendant l’enregistrement ?
C.T. Le concerto ! On écoutait le 2ème mouvement du 1er concerto avec Julien, après une session d’enregistrement (comme si on n’avait pas eu assez de Chopin dans la journée !) et d’un coup il me dit « Tu imagines comme ce serait beau au violoncelle » ? À moi qui pensais déjà avoir piqué toute la musique aux pianistes (rires). Mais il avait raison, cette mélodie était sublime et je n’aurais jamais osé assumer l’idée si elle ne venait pas d’un pianiste que je respecte autant. En studio, ça a donné lieu à une écoute mutuelle avec les autres musiciens présents et l’ingénieur du son. C’est toujours très excitant pour des musiciens classiques de réinventer quelque chose au départ de pièces connues. On sentait aussi que ça restait dans l’esprit de Chopin, qu’on n’était pas en train de le massacrer mais de faire quelque chose qui lui aurait fait plaisir. C’est aussi comme une consécration de notre amitié avec Julien parce qu’on a réussi à accomplir quelque chose en très peu de temps, qui demandait une confiance et une connaissance de l’autre absolues. Je crois que le résultat de cette transcription ne pouvait venir que de beaucoup d’amour (rires).
J.B. J’avais déjà enregistré un live de ce concerto et j’ai rencontré Maria Joao Pires grâce à lui. C’est un peu ma patte de lapin (rires). C’est une des mélodies les plus extraordinaires que Chopin ait écrites, et quand j’ai proposé à Camille de l’accompagner, elle a surenchéri en proposant d’autres moments où c’est elle qui m’accompagnerait. On intégrait la démarche qu’ont eue Chopin et Franchomme ! Ensuite, avec Lucas Debargue et Julien Libeer qui étaient présents pendant la session, c’est presque devenu une écriture collective, c’était assez merveilleux.
Y aurait-il eu un disque sans ce fameux violoncelle ?
Peut-être… Sûrement ! (rires) Parce que j’ai une affection particulière pour Chopin à travers sa sonate pour violoncelle et piano. C’est la 1ère œuvre que j’ai jouée en concert, j’ai donc un rapport très intime avec elle. Et transcrire son œuvre de piano était un rêve, mais je n’aurais pas osé le faire si Franchomme ne l’avait pas fait. Ça se faisait bcp à l’époque, et ça m’a libérée de voir à quel point Franchomme ne s’est pas privé. Il a aussi réalisé des transcriptions pour 4 violoncelles qui donnent une dimension complètement différente, j’ai tout à coup entendu cette musique comme un hommage à la voix, au chant, que Chopin a toujours adoré et qui était son inspiration première. Et puis, évidemment, un hommage au violoncelle.
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